Il a pris fonction vendredi 30 septembre. Le nouveau patron de l’OIT, (Organisation Internationale du Travail), le Togolais Gilbert Fossoun Houngbo a débuté son travail lundi. Occasion pour lui de revenir sur les défis et ses ambitions à la tête de cette organisation. C’est lors d’un entretien accordé aux services de l’OIT. « Il est important d’être mieux préparé à réagir aux situations de crise », dit-il. Lisez plutôt.
Pourquoi avez-vous voulu devenir Directeur général de l’OIT ?
Gilbert Houngbo: Je pense qu’il suffit de regarder mon propre parcours et mon expérience pour ne pas être surpris. Pour le dire très brièvement, j’ai grandi dans des circonstances qui sont certainement loin d’être idéales, mais pour moi, ce n’est pas grave. Ce qui n’est pas correct, c’est que 50 ans plus tard, 60 ans plus tard, nous avons toujours les mêmes défis à relever. Le monde entier a fait de grands progrès, mais nous avons encore beaucoup de situations qui sont inacceptables. Donc le peu que je puisse faire, je le ferai toujours. C’est le sens de mon engagement à l’OIT.
Comment décririez-vous la situation du monde du travail aujourd’hui ?
Gilbert Houngbo: Je suis un peu préoccupé, surtout depuis COVID-19, par l’impact que nous avons tous connu. D’un côté, vous voyez le côté positif ; la numérisation de l’économie, de notre société, qui apporte le progrès. De l’autre côté, il y a les risques que cela fait peser sur le monde du travail, notamment l’informalisation de ce qui était le secteur formel.
Depuis 2021, nous avons eu un certain degré de » rebond » économique. Nous rebondissons du point de vue économique, mais nous savons aussi que ces emplois, ces heures de travail que nous récupérons, sont plutôt du côté informel, ce qui est un problème. La précarité de la reprise est donc préoccupante et, pour moi, la protection de l’emploi va être très importante. La situation actuelle ne facilite pas nécessairement les choses, mais c’est pour cela que l’OIT a été créée.
L’une des choses dont on parle beaucoup est le fossé croissant entre les riches et les pauvres, à la fois dans les pays et entre les pays. Et cette croissance de l’inégalité semble s’accentuer. Que pouvons-nous faire pour y remédier?
Gilbert Houngbo: L’inégalité est l’un des principaux points sur lesquels j’ai insisté pendant la campagne. Il faut décortiquer l’ensemble du défi de l’inégalité. Une partie de ce défi relève du mandat de l’OIT, mais une autre partie va également au-delà de l’OIT. Grâce à l’approche tripartite, nous devons faire pression pour faire avancer justice sociale. Je ne parle pas seulement du fossé entre les pays pauvres et les pays riches, mais aussi à l’intérieur même des pays.
Ainsi, au niveau de l’élaboration des politiques, que ce soit au niveau national, international ou multilatéral, dans les accords commerciaux, dans les investissements directs étrangers ou dans l’ensemble des chaînes d’approvisionnement, nous devons veiller à ce que la justice sociale reste au cœur des préoccupations et contribue ainsi à la lutte contre les inégalités.
Un autre domaine qui suscite de grandes inquiétudes est le changement climatique. Cette année, nous avons connu des sécheresses, des inondations et des vagues de chaleur. Cela provoque de nombreuses perturbations. Comment voyez-vous les implications du changement climatique pour le monde du travail?
Gilbert Houngbo: La conséquence directe, bien sûr, est la nécessité d’une transition juste ; avec la crise, la crise énergétique, et l’objectif de zéro CO2.
Nous devons nous assurer que nous accordons une plus grande importance à la productivité, au développement des compétences, à l’apprentissage tout au long de la vie, afin d’offrir des opportunités aux travailleurs des industries d’énergies fossiles pour se tourner vers les énergies renouvelables.
Deuxièmement, il est important d’être mieux préparé à réagir aux situations de crise. Ce que nous avons vu au Pakistan ou ce que nous voyons dans d’autres endroits en termes d’inondations ou de sécheresse a un impact direct non seulement sur les travailleurs, mais aussi sur les inégalités. Et la plupart du temps, ce sont vraiment les citoyens du bas de la pyramide qui en paient le prix. Nous devons donc nous assurer que notre capacité à réagir et à répondre à un pays en crise est plus grande.
Lors de la récente Assemblée générale des Nations Unies, l’OIT et le Secrétaire général de l’ONU, António Guterres, ont tous deux promu l’accélérateur mondial pour l’emploi et la protection sociale pour des transitions justes. Où pensez-vous que cette initiative peut aller ensuite et quel est, selon vous, son potentiel pour résoudre certains des problèmes ?
Gilbert Houngbo: Tout d’abord, il s’agit d’une très, très bonne initiative, essentielle, tant pour la création d’emplois que pour la protection sociale. C’est un moyen de faire face à ce que nous avons vécu pendant le COVID-19, avec la perte ou la précarisation des emplois entre autres. Les pays à faible revenu, en particulier, disposent de très peu d’espace fiscal pour pouvoir réagir rapidement et efficacement par le biais de régimes de protection sociale.
Pour moi, la protection sociale universelle, qui consiste à faire en sorte que, dans chaque pays, chaque citoyen ait accès à un ensemble minimal de mesures de protection, sera donc cruciale. Il s’agit d’une tâche très importante et intimidante que nous devons vraiment étudier. Et ce sera un élément central de mon travail à l’OIT.
Une grande partie des problèmes auxquels nous sommes confrontés en ce moment sont des problèmes multilatéraux. Le changement climatique, l’inflation, la crise alimentaire et énergétique. Pourtant, dans le même temps, le système multilatéral qui a été développé depuis la Seconde Guerre mondiale est mis à rude épreuve comme jamais auparavant. Que peut faire l’OIT pour aider à reconstruire le système multilatéral, à le renforcer et à accroître la confiance en lui?
Gilbert Houngbo: Tout d’abord, permettez-moi de souligner l’importance du multilatéralisme. Nous ne le dirons jamais assez. L’OIT doit y contribuer, tout d’abord en menant des initiatives sur les nombreuses questions sociales qui sont au cœur de son mandat, à commencer par l’injustice sociale. Ensuite, l’OIT elle-même doit s’impliquer beaucoup plus dans l’architecture multilatérale mondiale, en travaillant avec ses collègues des Nations Unies, le secrétariat des Nations unies lui-même et les agences partena des Nations unies. Et aussi avec les institutions financières internationales (IFI).
Je pense que nous devons renforcer notre coopération avec les institutions financières, non seulement la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI), mais aussi les banques régionales de développement. Ensuite, nous avons tous les accords commerciaux et les relations de travail, la coopération avec l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), avec la Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement (CNUCED). Pour moi, cela va être crucial. Nous savons que l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement peut être une source de revenus, une source de création d’emplois, notamment pour les économies émergentes. Mais en même temps, il y a un risque pour la protection de l’emploi. Il sera donc très important de travailler ensemble sur cette partie du multilatéralisme.
La troisième dimension est le changement climatique. Travailler avec le Fonds vert pour le climat (FVC), avec le Fonds pour l’environnement mondial (FEM), avec toutes les institutions d’adaptation, sera également crucial. Non seulement pour assurer une transition en douceur, mais aussi pour faire en sorte que l’avenir du travail soit plus durable et plus riche en emplois.
Vous venez de commencer votre mandat. Il y a déjà beaucoup de sujets sur votre bureau. Quelles vont être vos priorités?
Gilbert Houngbo: Je vais revenir sur ma déclaration de mission et sur tous les débats. Mais ce qui est important, ce n’est pas seulement la mission, c’est aussi l’engagement avec nos mandants. Cela vous aide à voir le cœur des questions en jeu. Donc pour moi, c’est le renforcement de la justice sociale avec une grande coalition et la protection sociale universelle, les chaînes d’approvisionnement, le secteur informel.
Par ailleurs, le COVID nous a montré comment certains groupes de citoyens sont dans une situation beaucoup plus précaire ; les femmes et les filles, en particulier les femmes rurales, en font partie. Les petites et moyennes entreprises (PME) et les entrepreneurs indépendants en sont un autre. Nous parlons de transitions justes. L’OIT a fait du bon travail et qui doit continuer, également en ce qui concerne le travail des enfants et le travail forcé.
Un autre point important est la décision majeure prise par la Conférence internationale du travail (CIT) en juin, d’intégrer la sécurité et la santé au travail (SST) dans les droits fondamentaux.
Il s’agit donc aussi de mettre en œuvre nos conventions et de moderniser nos mécanismes de contrôle en tenant compte des exigences du monde d’aujourd’hui. Soyons honnêtes, il y a beaucoup de demandes pour de nouveaux instruments. Quel type d’instruments? Je ne sais pas. Mais il est clair que nous devons nous pencher sur ces questions : l’économie numérique, les chaînes d’approvisionnement.
Tout cela sera donc pour moi des priorités. C’est beaucoup, mais nous allons essayer.